On ne présente plus Pierre Hermé, créateur de pâtisseries, auteur prolifique etc. alors il convient de présenter l'exquis Charles Znaty, publicitaire, spécialiste des marques, gestionnaire hors-pair. Les deux hommes se sont rencontrés en 1992. Ensemble, ils co-dirigent depuis 1997 la Maison Pierre Hermé Paris. Avoir la chance de les interviewer tous les deux est ineffable, on se prend à imaginer que le même dialogue aurait pu avoir lieu entre Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé tant leur complicité est grande et leur réussite commune indiscutable. L'économie créative peut aussi être l'alliance d'un tandem, l'un au service de l'autre pour le plus grand bonheur de leurs clients de par le monde. Nous reproduisons ici l'intégralité de l'interview publiée pour partie dans "Economie Créative : une introduction" aux Editions Mollat.
Avez-vous formalisé votre processus créatif ?
PH : Je pars toujours de quelque chose de construit. C’est plus ou moins abouti, c’est une réflexion de Charles sur un thème, ou une piste sur laquelle je m’appuie … ou pas ! Mais cela m’aide toujours dans mon travail créatif. L’apport de Charles me fait réfléchir sur des sujets et des pistes, cela me challenge… après je m’en occupe. Parfois je n’y reviens jamais, parfois c’est simplement mis de côté, réutilisé plus tard.
Comment sont formulées ces contributions de Charles ?
PH : il ne me parle jamais de goût mais plutôt d’un esprit ou une réflexion pure ou guidée par des impératifs ou des besoins à remplir. Parfois il s’agit de répondre à une demande ou même d’inventer qui n’existe pas….
CZ : Il s’agit de te stimuler.
Comment est né « l’Esprit Fetish » en 2006 ?
PH : nous voulions abandonner les collections, trop lourdes, trop coûteuses en temps de développement. Charles m’a alors proposé cet axe pour définir nos produits fétiches. Nous venions de parcourir une période qui avait vu naître beaucoup de créations. Nous voulions dès lors attacher des fondamentaux à la marque Pierre Hermé Paris en tant que produits, pour que la marque soit reconnue propriétaire des associations de saveurs. Cela m’a ouvert un angle de travail sur lequel je ne réfléchissais que de manière naturelle et inconsciente…
CZ : la créativité, pour moi c’est la création, la construction ex-nihilo. Dieu a dit « Que la lumière soit » et la lumière fut. Il l’a seulement « dite » et elle fut. Dans l’acte de création, il faut une étincelle de talent. Pierre a un authentique talent créatif. Moi je suis plutôt en mesure de conceptualiser les choses. La plupart des gens sont capables soit de l’un, soit de l’autre, alors que les deux sont indispensables. Parce que je connais très intimement son processus créatif, je peux lui proposer des axes pour l’aider à descendre de plus en plus profond dans son propre registre créatif… Il existe une alchimie très particulière qui fonctionne très bien entre nous. Ce sont les deux conditions essentielles pour moi qui n’ai jamais travaillé qu’avec de très bons créatifs ; il y a de très bons concepteurs mais très peu de talents créatifs…
La pâtisserie nécessite quand même un certain bagage technique, quel est son poids dans votre processus créatif ?
PH : La technique doit-elle venir avant ou après ? J’imagine parfois des choses où je n’ai pas de solution technique. La technique n’est pas un frein pour moi, je ne m’en préoccupe pas. La solution technique pour fabriquer un prototype est une chose et c’en est une autre pour fabriquer le même produit tous les jours…
CZ : On sent quand tu t’englues...que le résultat n’est pas à la hauteur de tes attentes. La chance que nous avons est de pouvoir créer ET mettre en application. C’est souvent à cette étape que cela coince.
PH : Oui,le plus souvent, c’est la création qui risque d’en prendre un coup. Je ne fais pas de concessions, il faut donc je trouve des solutions...
CZ : Tu ne négocies pas avec toi même !
PH : Charles sait trouver les ressorts marketing et communication pour mettre en forme, pour donner de la visibilité, de l’éclat même…
CZ : C’est la manière la plus juste pour décrire notre collaboration. J’apporte des mots pour désigner sa création. Comme Pierre est très ouvert, il m’amène un écho que je traduis par des mots. C’est à ce moment que ses créations existent, que le processus créatif est bouclé. Au début de notre collaboration, on passait des heures à décortiquer un texte, des mots… Aujourd’hui on échange deux ou trois courriels pour changer trois mots.
PH : Nous avons un langage commun, il est essentiel, je dirai même fondateur de l’entreprise. C’est pour cette force que je me lève le matin, cela me passionne.
En dehors de vous deux, qui d’autre intervient dans le processus ?
PH : Je suis solitaire dans la conception du produit mais beaucoup d’éléments sont le résultat d’une interaction… Je dessine un produit, je donne à essayer, je goûte, j’écoute mais je ne prends jamais ce que j’entends au pied de la lettre…
CZ : Nous sommes dans un processus interdépendant. Mais nous ne faisons pas de test, pas de prototype. C’est une perte de temps.
N’avez-vous jamais essuyé de bide ?
PH : Notre analyse du succès ne se base pas sur des chiffres, nous prenons d’autres paramètres….
CZ : Le chiffre d’affaires n’est pas le critère de mesure du succès ou de l’échec. Si Pierre a du plaisir à le manger, c’est un succès. Que les gens l’achètent ou pas ne nous importe pas. Cela ne nous empêche pas de travailler de façon rationnelle sur la stratégie commerciale…
Comment avez-vous observé la montée en puissance de la cuisine moléculaire dans la gastronomie des grands chefs étoilés ?
PH : Moléculaire ? Mais la pâtisserie est moléculaire depuis toujours, ce n’est pas une innovation fondamentale. Certes, il y a eu des apports nouveaux, cela a ouvert des champs de possibilités, parfois intéressants mais le plus souvent anecdotiques. La plupart des innovations sont réservées à de toutes petites applications qui font quelques couverts dans un restaurant. Par contre, nous avons un travail de veille sur les fournisseurs de matériel, ils sont une importante source d’informations.
Votre créativité suffit-elle à expliquer la différence de prix entre votre 2000 feuilles et le mille feuille du boulanger de quartier ?
CZ: C’est l’essence même du luxe. Nous sommes dans la chaîne de valeur du luxe. Une part essentielle du coût de revient du produit final est dans une main d’œuvre qualifiée de très haut niveau, des artisans de premier ordre ainsi que dans les matières premières exceptionnelles. A frais généraux équivalent, on est donc inévitablement plus cher que le boulanger de quartier.
PH : La concurrence existe et c’est très bien. Il y a de très bons macarons surgelés, faits par des industriels alors que des artisans en font de moins bien. Je n’ai pas de jugement de valeur au-delà de ça. Nous allons continuer à faire la différence sur des associations de goûts, de texture….
Etes-vous tenté d’ouvrir votre réflexion créative avec d’autres créateurs, des designers par exemple ? Ou d’associer votre marque à d’autres sujets que la pâtisserie ?
PH : c’est ce que nous avons fait à nos débuts avec « la Cerise sur le gâteau » en 1994, avec le designer Pennor’s. Il y avait un énorme engouement pour le chocolat noir et nous aimons beaucoup le chocolat au lait... j’avais une idée précise : un gâteau qui ait une forme de gâteau et une idée précise du goût chocolat au lait-noisette ce qui a plu à Pennor’s… Mis à part cette création, le design en pâtisserie n’existe pas, ce n’est pas un axe de travail, c’est une escroquerie de mettre le millefeuille à plat… Par contre, nous travaillons beaucoup sur les boutiques, les emballages et les vêtements des vendeurs. Moi ce qui me guide c’est le goût. Et tout le travail de mise en forme du gâteau consiste uniquement à le rendre appétissant. Pour ce qui est des déclinaisons de Pierre Hermé Paris, il y a celles qui sont naturelles, tournées vers l’art de la table ou vers des passions comme pour les parfums. L’envie de faire des bougies est venue tout naturellement. Cela ne s’est pas posé comme « que faire avec marque Pierre Hermé Paris ». Comme pour une gamme d’appareils de cuisine, cela fait longtemps que je rêvais de faire quelque chose de personnel. La rencontre avec Alessi et Matali Crasset a été un déclic.
Quelles différences voyez-vous entre la pâtisserie au Japon et celle de France ?
PH : Ce sont les mêmes recettes. La pâtisserie française est implantée au Japon depuis les années 50. Culturellement ils se sont familiarisés avec le sucre. Les gateaux sont consommés avec du thé vert, ce qui fait baisser la perception du sucre. Cela s’offre beaucoup en cadeaux. Depuis quelques années il y a un véritable engouement pour le chocolat. Aujourd’hui les macarons sont très à la mode.
Est-ce une source d’inspiration pour vous ?
PH : nous venons de lancer un macaron wasabi-pamplemousse, le fait d’avoir trouvé du wasabi frais a été déterminant, tout comme l’association avec le pamplemousse…
Qu’en est-il de votre rêve d’une boutique qui ne vendrait qu’un seul gâteau, différent chaque jour ?
PH : techniquement c’est tout à fait réaliste, économiquement il y a encore des solutions à trouver. Nous les trouverons un jour. Une boutique qui ne serait pas une boutique mais un pas-de-porte, on y ferait que du sur-mesure…
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